- Fin mars 2016, au lendemain des attentats de Bruxelles, Yuval Noah Harari nous avait fait parvenir cette réflexion sur "le théâtre de la terreur". Elle reste, hélas, plus que jamais d'actualité. Nous la republions. Monde et terrorisme: De Ben Laden à Daesh n Afghanistan, le prix de la vengeance 2012 - YouTube : Afghanistan, le prix de la vengeance ( et fin) :
Un terroriste, c’est comme une mouche qui veut détruire un magasin de porcelaine. Petite, faible, la mouche est bien incapable de déplacer ne serait-ce qu’une tasse. Alors, elle trouve un éléphant, pénètre dans son oreille, et bourdonne jusqu’à ce qu’enragé, fou de peur et de colère, ce dernier saccage la boutique. C’est ainsi, par exemple, que la mouche Al-Qaeda a amené l’éléphant américain à détruire le magasin de porcelaine du Moyen-Orient.
Le terrorisme est une stratégie militaire peu séduisante, parce qu’elle laisse toutes les décisions importantes à l’ennemi.
Mais les terroristes n’ont pas trop le choix. Ils sont si faibles qu’ils n’ont pas les moyens de couler une flotte ou de détruire une armée. Ils ne peuvent pas mener de guerre régulière. Pourtant, en plus des attentats contre les tours, il y a eu ce jour-là deux autres attaques, notamment une attaque réussie contre le Pentagone. Comment se fait-il qu’aussi peu de gens s’en souviennent?
Kamel Daoud : “Il faut arracher aux islamistes le monopole de Dieu”
Si l’opération du 11-Septembre avait relevé d’une campagne militaire conventionnelle, l’attaque du Pentagone aurait retenu la plus grande attention. Car elle a permis à Al-Qaeda de détruire une partie du QG ennemi, tuant et blessant au passage des dirigeants et des experts de haut rang. Comment se fait-il que la mémoire collective accorde bien plus d’importance à la destruction de deux bâtiments civils et à la disparition de courtiers, de comptables et d’employés de bureaux?
n 11 septembre 2001 - L’état d’urgence - Documentaire France 4 - 10.09.2012
La querelle de l'islamophobie : Pascal Bruckner face à Olivier Roy
Les terroristes s’engagent dans une mission impossible, quand ils veulent changer l’équilibre des pouvoirs politiques par la violence, alors qu’ils n’ont presque aucune capacité militaire. Pour atteindre leur but, ils lancent à nos États un défi tout aussi impossible : prouver qu’ils peuvent protéger tous leurs citoyens de la violence politique, partout et à tout moment. Ce qu’ils espèrent, c’est que, en s’échinant à cette tâche impossible, ils vont rebattre les cartes politiques, et leur distribuer un as au passage.
Certes, quand l’État relève le défi, il parvient en général à écraser les terroristes. En quelques dizaines d’années, des centaines d’organisations terroristes ont été vaincues par différents États. En 2002-2004, Israël a prouvé qu’on peut venir à bout, par la force brute, des plus féroces campagnes de terreur. Les terroristes savent parfaitement bien que, dans une telle confrontation, ils ont peu de chance de l’emporter. Mais, comme ils sont très faibles et qu’ils n’ont pas d’autre solution militaire, ils n’ont rien à perdre et beaucoup à gagner. Il arrive parfois que la tempête politique déclenchée par les campagnes de contre-terrorisme joue en faveur des terroristes: c’est pour cette raison que cela vaut le coup de jouer. Un terroriste, c’est un joueur qui, ayant pioché au départ une main particulièrement mauvaise, essaye de convaincre ses rivaux de rebattre les cartes. Il n’a rien à perdre, tout à gagner.
Quelle est la véritable guerre ?, par Tristan Garcia
Quand de Gaulle était la cible d'une "fatwa chrétienne"
Au Moyen Âge, la violence politique était omniprésente dans l’espace public. La capacité à user de violence était de fait le ticket d’entrée dans le jeu politique; qui en était privé n’avait pas voix au chapitre. Non seulement de nombreuses familles nobles, mais aussi des villes, des guildes, des églises et des monastères avaient leurs propres forces armées. Quand la mort d’un abbé ouvrait une querelle de succession, il n’était pas rare que les factions rivales – moines, notables locaux, voisins inquiets – recourent aux armes pour résoudre le problème.
Le terrorisme n’avait aucune place dans un tel monde. Qui n’était pas assez fort pour causer des dommages matériels substantiels était insignifiant. Si, en 1150, quelques musulmans fanatiques avaient assassiné une poignée de civils à Jérusalem, en exigeant que les Croisés quittent la terre sainte, ils se seraient rendus ridicules plutôt que d’inspirer la terreur. Pour être pris au sérieux, il fallait commencer par s’emparer d’une ou deux places fortes. Nos ancêtres médiévaux se fichaient bien du terrorisme: ils avaient trop de problèmes bien plus importants à régler.
Djihadisme : Olivier Roy répond à Gilles Kepel
Le terrorisme, cet invité envahissant - Le billet de Nicole Ferroni
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Au cours de l’époque moderne, les États centralisés ont peu à peu réduit le niveau de violence politique sur leur territoire, et depuis quelques dizaines d’années les pays occidentaux l’ont pratiquement abaissé à zéro. Une petite pièce, si on la lance dans une jarre vide, suffit à faire grand bruit.
C’est ce qui explique le succès des mises en scène terroristes. Un acte de terreur qui serait passé inaperçu dans un royaume médiéval affectera bien davantage les États modernes, touchés au cœur.
L’État a tant martelé qu’il ne tolérerait pas de violence politique à l’intérieur de ses frontières qu’il est maintenant contraint de considérer tout acte de terrorisme comme intolérable. Quelques atrocités, quelques horreurs – et nous voilà, en imagination, en train de retomber dedans.
Désormais, nous serons gouvernés par la peur et les bons sentiments
Afin de soulager ces peurs, l’État est amené à répondre au théâtre de la terreur par un théâtre de la sécurité.
"L'obsession de la guerre civile est d'une absurdité totale"
Que dire encore du terrorisme nucléaire ou bio-terrorisme? Que se passerait-il si ceux qui prédisent l’Apocalypse avaient raison? si les organisations terroristes venaient à acquérir des armes de destruction massive, susceptibles, comme dans la guerre conventionnelle, de causer d’immenses dommages matériels? Quand cela arrivera (si cela arrive), l’État tel que nous le connaissons sera dépassé. Et du même coup, le terrorisme tel que nous le connaissons cessera également d’exister, comme un parasite meurt avec son hôte.
Si de minuscules organisations représentant une poignée de fanatiques peuvent détruire des villes entières et tuer des millions de personnes, l’espace public ne sera plus vierge de violence politique. La vie politique et la société connaîtront des transformations radicales. Il est difficile de savoir quelle forme prendront les batailles politiques, mais elles seront certainement très différentes des campagnes de terreur et de contre-terreur du début du XXIe siècle. Si en 2050 le monde est plein de terroristes nucléaires et de bio-terroristes, leurs victimes songeront au monde occidental d’aujourd’hui avec une nostalgie teintée d’incrédulité: comment des gens qui jouissaient d’une telle sécurité ont-ils pu se sentir aussi menacés ?
© Yuval Harari 2016
© Albin Michel pour la traduction française 2016, par Clotilde Meyer